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Lebanon
8 min read

Extraits de Beyrouth 2020, journal d’un effondrement.

Credits Texte: Charif Majdalani October 15 2021

Mardi 4 août, 18h07. Je suis sur la terrasse, je viens d’achever le chapitre sur les préparatifs de départ de Sabine. Avant de poursuivre le suivant dont je viens d’écrire les premiers mots, je me lève et m’apprête à rapporter une assiette de fruits que je viens de finir lorsque je reçois un message vocal. Je pose l’assiette sur une petite table et lance le message que je commence à écouter, debout. Soudain le sol se met à bouger avec une violence incroyable, accompagné d’une sorte d’affreux rugissement. Epouvanté, je sens la terrasse aller et venir comme une pauvre balançoire et je pense évidemment que c’est un tremblement de terre. L’esprit tétanisé, immobile au milieu du séisme comme si le moindre mouvement pouvait accroître l’impression de perte générale de contrôle des choses, je ne fais rien d’autre que me dire : « ça va finir, ça va finir, ça va finir » et je pense aussi « les enfants les enfants », ou encore « le béton est solide, ça va tenir, le béton est solide, ça va tenir », tandis que mon œil capte sans les gérer les informations sur les objets qui tombent autour de moi et se brisent au sol. Et puis ça s’arrête d’un coup de rugir et de bouger, je vais me précipiter à l’intérieur mais à ce moment je suis à nouveau cloué sur place, submergé par le fracas interminable et monstrueux d’une énorme explosion, et mes yeux cette fois se fixent sur ce paysage familier, les arbres, les immeubles au loin, tout ce que j’ai devant moi en permanence et qui semble à cet instant comme foudroyé par l’affreuse bande son qui s’est plaquée dessus. Quand cette horreur à son tour est passée, je cours enfin à l’intérieur en me rendant compte que je ne comprends toujours pas ce qui est arrivé, « tremblement de terre, d’accord mais pourquoi cette explosion » ou alors « explosion, d’accord, mais alors pourquoi un tremblement de terre juste avant ». Mais il y a plus urgent, il y a mes enfants paniqués, Nadim qui a du sang sur les jambes, et ma femme qui les a réunis et qui les enserre de ses bras pour faire rempart à on ne sait quoi.

C’est au bout d’encore quelques minutes de désarroi, de gesticulations fébriles (afin de trouver de quoi essuyer le sang de la très légère blessure de Nadim, de prendre, en évitant de marcher sur les bris de vitres, de l’argent et des cartes d’identité dans l’éventualité de devoir sortir et de ne plus revenir en cas de réplique) que les premières informations se mettent à nous parvenir, par message ou par téléphone - parce que les communications n’ont pas été interrompues – et que l’impensable se fait jour : tous ceux que l’on arrive à appeler, tous ceux qui déjà mettent des posts sur les réseaux sociaux, ou qui lancent des appels au secours, tout le monde d’un bout à l’autre de la ville semble avoir vécu les mêmes longues secondes de cauchemar, et c’est bien cela qui est incompréhensible, parce chacun pensait sur le moment que c’était sa maison, son quartier, sa rue qui étaient visés, et on s’aperçoit que nous l’étions tous, en même temps.

Les ravages de l’explosion ont atteint presque toutes les parties de la capitale, à des degrés divers. Mais il est indubitable que les plus touchés sont ceux du versant nord de la colline d’Achrafieh, et de toute la façade maritime nord de la ville, jusqu’à Ain el Mreissé et les collines qui le dominent, en passant par le centre. Et au sein de cet ensemble, les dégâts les plus terribles, et surtout les pertes en vies humaines sont celles advenues tout le long des quartiers de Gemmayzé, de Mar Mikhayel et de leurs alentours, depuis le port jusqu’aux marches de Bourj Hammoud. En quelques secondes, le souffle ravage des dizaines de milliers d’appartement dans les immeubles et dans les tours hyper modernes qui émaillent ceterritoire très découvert, pulvérisant, balançant de tous côtés vitres, fenêtres, portes, mobilier entier et les habitants avec. Mais le béton résiste, la structure des immeubles tient, alors que des centaines de vieilles demeures sont éventrées, et que leur murs en vielles pierre de sable s’effondrent sur leur occupants, tandis que des centaines de cafés, de restaurants, de pubs et de commerce à la même seconde ne sont plus que décombres, que des dizaines de voitures parmi celles qui passaient sur l’avenue qui borde le port sont éjectées, jetés en l’air et retombent comme des jouets, et que des milliers d’autres dans des centaines de rue sont d’un seul coup ensevelis sous les milliers de tonnes de vitres, de tuiles, de pierre qui en un instant ont couverts les rues. Et durant ces mêmes quelques secondes, l’onde de choc a tout balayé le long de la colline d’Achrafieh et jusqu’à son sommet puis dans les premières rues de son versant sud, ravageant en un clin d’œil toutes les installations, toutes les chambres et tous les blocs opératoire et toute la population qui se trouvait dans hôpital Saint Georges, dans l’hôpital de Gitaoui et dans celui du Rosaire, toutes les salles et toutes les collections du musée Sursock, toutes les boutiques et leur centaines de badauds et de clients dans le centre commercial de l’ABC, dans tous les supermarchés, dans les magasins, les petits commerces, les échoppes. Et durant ces mêmes quelques secondes, vers Bourj Hammoud et la voie rapide en direction de Dora en passant par le quartier de la quarantaine et son hôpital à l’est, et à l’ouest vers la colline Ain el Mreissé, en passant par Ghandak el Ghamik et le centre-ville où la quasi-totalité des magasins en un instant n’existent plus, c’est la même inexplicable et monstrueuse tempête qui souffle tout. Après quoi, durant les deux ou trois minutes qui suivent, partout, dans les rues brumeuses et blanche à cause de la poussière et des gravats qui fument, les passants hagards et les habitants qui sont parvenus à sortir ne sont plus qu’une effroyable théorie de fantômes ensanglantés, alors que les dizaines de milliers d’hommes et de femmes qui vivaient leur vie dans les maisons, les bureaux et les commerces, sur un territoire qui équivaut à lui seul à une ville entière, sont encore à ce moment prisonniers des gravats, des ruines, du sang, des cris et des appels au secours...

Dans la soirée, j’ai dû accompagner Nadine à l’hôpital. Elle était blessée, elle nous l’avait annoncé au téléphone lors des premières minutes. Elle était chez elle avec Camille, au moment de la première explosion (que nous n’avons pas perçue de notre côté, parce qu’elle devait s’être confondue avec la deuxième dans le même roulement). Ils se levaient précipitamment lorsque la deuxième et la plus terrible retentissait et que son souffle pulvérisait le mobilier et en balançait les morceaux de tous côtés autour d’eux. Quand ils ont retrouvé leurs esprits, ils sont sortis pour essayer d’aller aux urgences de l’Hôpital Rezek, ils ont marché au milieu des décombres, de la poussière, des vitres, sans doute aussi des blessés et des premiers secours et déjà des embouteillages de voitures hululant et chargées de blessés. Mais les urgences étaient déjà saturées, une pharmacienne lui a refermé la plaie, mais durant les heures qui ont suivi, elle n’allait pas bien. J’ai été la prendre de chez elle, pour tenter de la conduire à l’Hôtel-Dieu, où l’on savait néanmoins que le chaos était grand. Dans les rues, l’absence d’électricité rendait le spectacle complètement spectral. On avait le sentiment de circuler dans une cité bombardée durant de longues heures. Les phares des voitures qui roulaient au pas et les rares lieux éclairés donnaient aux destructions visibles une allure fantasmagorique. Le bruit de verre brisé sous les pneus était constant, et on aurait cru voir sur les trottoirs les premières neiges d’automne d’une ville du Nord. Les embouteillages pour atteindre l’hôpital étaient interminables parce que certaines artères étaient obstruées par les ruines et les effondrements de bâtiments, par les secours et par les ambulances qui hurlaient sans discontinuer.

trouvé un ami de mes enfants. Ses parents l’avaient déposé chez nous, après qu’il les avait accompagnés chez sa tante et qu’il avait vu les ruines de sa maison, et sa tante blessée. C’est un garçon d’une douceur et d’une délicatesse extrêmes quitentait ce soir-là de cacher son anxiété et son agitation mais ne tenait pas sur place et

n’arrivait pas à s’assoir plus de dix secondes d’affilées.

Il a été évidemment impossible d’accéder aux urgences et nous avons dû nous

contenter de soins rapides à l’extérieur des murs, au milieu de l’incommensurable désordre

et des centaines de blessés dont des équipes débordées s’occupaient à même le sol ou sur le

bord de plates-bandes ensanglantées.

A mon retour, j’ai

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